Proust ?

   Lundi matin, rencontre fortuite dans l’ascenseur avec une voisine au visage toujours empreint de tristesse. Après quelques années de salutations sommaires, nous parlons de la pluie et du beau temps quand, brusquement, elle me demande ce que je fais dans la vie.

– Prof de français. Et vous ?

– Psychanalyste.

 J’ai soudain l’impression d’être nue comme un ver à ses yeux noirs. Quelle sera la prochaine question ? Mais elle me raconte sa nuit d’insomnie qui l’a plongée dans la lecture d’entretiens de Marguerite Yourcenar ! Quelle femme ! s’exclame-t-elle. Quelle auteure ! Je lui confie, à mon tour, être impressionnée par cet écrivain, son style. Il faut faire vite, nous arrivons au 2ème étage. Je mentionne les Nouvelles orientales. Elle m’interrompt :

– Quel est votre écrivain préféré ?

– Heu… Je ne sais pas…

– Mais vous avez bien un écrivain préféré ! insiste-t-elle.

  Pour un peu, le ton monterait. Lui semble-t-il inconcevable qu’on ne puisse avoir d’auteur favori ? Cette question si personnelle me laisse muette. Or, elle persévère, veut des exemples !

– C’est très varié : Baudelaire, Proust…Hemingway…Soseki. Je songe à ajouter un ou deux noms lorsqu’elle reprend, l’air très déçu :

– Proust ?

Si ma réponse lui semble céder à la facilité, je m’en défends. Tout le monde n’aime pas lire Proust. Elle acquiesce, esquisse un léger sourire. Rez-de-chaussée. Nous nous engageons en silence dans le hall d’entrée, longeons les boîtes aux lettres. Il est 7h52. L’interrogatoire est fini. Ma journée va reprendre son cours.

– Vous savez si Proust a assisté à l’enterrement de sa mère ?

Je reste bouche bée. Elle s’étonne :

– Vous ne le savez pas ?!

– Je ne suis pas une spécialiste de Proust.

– Oui, mais savez-vous s’il a assisté à l’enterrement de sa mère ? C’est très important ! s’emporte-t-elle.

– Et pourquoi n’y aurait-il pas assisté ? tenté-je pour me sortir de ce traquenard.

– Mais parce que son écriture obsessionnelle, c’est toute sa relation avec sa mère ! Je suis sûre qu’il n’a pas assisté à son enterrement !

 J’ouvre la porte sur le bruit de la ville au matin. Je ne résoudrai pas cette énigme mais y mets tout mon coeur :

– Proust aimait tellement sa mère qu’il n’a pas pu ne pas assister à son enterrement.

 J’aperçois alors le bus… qui file sans moi. Je suis en retard ! Salutations écourtées. Course vers le métro avec cette fichue question en tête, obsédante, tragicomique : Proust a-t-il assisté à l’enterrement de sa mère ?